Le marathon d’Alain Juppé en Afrique du Sud
Par Vincent Hugeux
Le ministre français des Affaires étrangères et européennes a entrepris hier jeudi une excursion africaine qui le conduira successivement dans la patrie de Nelson Mandela puis au Nigeria.
A son arrivée ce jeudi matin à Pretoria, la délégation française comptait a minima deux marathoniens aguerris: le directeur Afrique du Quai d’Orsay, Stéphane Gompertz, surnommé paraît-il “Running Man” par les Ethiopiens au temps où il servait comme ambassadeur à Addis Abeba; et le porte-parole du ministère des Affaires étrangères et européennes Bernard Valero, naguère familier du bitume parisien ou new yorkais. Au soir de cette course sud-africaine en dix étapes, un troisième coureur de fond méritait à l’évidence de rejoindre ce club fermé: Alain Juppé lui-même. Dieu quelle cavalcade, à peine apaisée par la mauve douceur des jacarandas…
D’ordinaire, les petits retards empilés au fil des heures finissent par dynamiter un programme bourré jusqu’à la gueule. Cette fois, il n’en fut rien: on enfila les rendez-vous avec une précision et une minutie d’horloger. Le seul report à la nuit tombée? Imputable au président Jacob Zuma, dont il fallut attendre le retour du Cap. Contretemps employé utilement: l’adresse à la communauté française, réunie sur pelouse et sous chapiteau à la résidence de France, fut avancée. Au passage, on servit aux compatriotes du champagne Barnier; mais sans doute serait-il abusif de voir là un pétillant hommage à celui qui, prénommé Michel, fut au Quai le successeur et le prédécesseur de l’hôte du jour.
Bien sûr, le strict respect de la partition suppose de recourir à l’allegro vivace protocolaire: six minutes chrono en main, interview-éclair avec une télé locale comprise, pour la visite d’une banque de micro-crédit épaulée à Soweto, township fameux en lisière de Johannesburg, par l’Agence française de développement (AFD). Et pas davantage pour l’inauguration du compteur d’eau d’une certaine Mme Lettie, bénéficiaire d’un projet financé lui aussi par l’AFD. C’est au fond la loi du genre. La diplomatie s’apparente parfois au patinage artistique. Des figures libres, plutôt rares, et pas mal de figures imposées. Au premier rang desquelles, il va de soi, la visite commentée de la maison-musée de Nelson Mandela, icône canonisée de son vivant.
“Déni de réalité et rhétorique fossilisée”
Le décathlon austral du ministre d’Etat avait commencé par une épreuve initiatique moins conventionnelle: la rencontre au QG de Luthuli House avec l’état-major de l’African National Congress (ANC), hier fer de lance du combat contre l’apartheid, aujourd’hui parti dominant dont la suprématie s’effrite. “Brutal et chaleureux”, confie un témoin. Viril mais correct, lâcherait en écho le talonneur de Bordeaux-Bègles. Gwede Mantashe, secrétaire général de l’ANC et patron du PC sud-africain attaque bille en tête sur le front libyen. Résumons: vous avez assassiné Kadhafi -traité ici avec les égards dus au héros-et-martyr-, mais aussi des cohortes de civils innocents; il fallait négocier; c’est à la seule Union africaine qu’incombait la mission de régler cette affaire africaine. “Déni de réalité et rhétorique fossilisée”, soupire un conseiller d’Alain Juppé. La suite tend à lui donner raison. Pour desserrer l’étau de ses revers économiques, l’Occident, France en tête, aurait entrepris de “recoloniser l’Afrique”. Même topo sur la tragédie syrienne: les vétérans de la lutte contre le racisme d’Etat endossent grosso modo les thèses de la clique alaouite de Damas. Moralité: les combattants de la liberté vieillissent mal, en général.
Pendant ce temps, six étages plus bas, devant une forêt de caméras et un buisson de micros, le président de la commission de discipline de l’ANC, Derek Hanekom, égrène les griefs retenus contre Julius Malema, le caïd à peine trentenaire de la Ligue de la Jeunesse du parti. Un démagogue au train de vie de nabab, vénéré par les naufragés du rêve arc-en-ciel, et dont les harangues incandescentes exaspèrent l’ami Zuma. Verdict: cinq ans de suspension, même si l’intéressé a deux semaines pour interjeter appel. Moralité-bis: en général, les boutefeux populistes vieillissent mal très jeunes. “Comrade Julius”, encore surnommé ” Juju ” par ses disciples, captera-t-il le message? Ses censeurs n’ont rien laissé au hasard: ils ont flanqué Hanekom d’un traducteur en langage des sourds-muets.
Interro surprise
A cet instant, on éprouve un intense besoin de fraîcheur. Besoin assouvi entre les pupitres de l’école Hlakaniphani – “Devenir intelligent”-, logée elle aussi dans la South Western Township (Soweto), où opère une association fondée en 2001 par la Française Carole Podetti. L’initiative “Valued Citizens” vise, comme son nom l’indique, à enseigner les valeurs de la citoyenneté et du patriotisme aux élèves de quartiers déshérités, ravagés par la misère, le chômage et le sida. “Good Morning, Learners! “, lance l’institutrice. “Good Morning, Educator! “, répliquent en choeur la trentaine de gamins vêtus de jaune ou de bleu. Suit une cascade de questions. Qu’est ce que la démocratie? Réponse: le gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple. Où a-t-elle vu le jour? En Grèce, ce pays tant célébré pour ses vestiges et désormais en ruines (là, c’est moi qui brode). Quels sont les droits et les devoirs du citoyen?
Installé au fond de la salle, le professeur Juppé n’échappera pas à l’interro.” Combien la France a-t-elle connu de constitutions depuis 1789?” La colle. “Il va falloir calculer.. ” Mais “Amstrad” -le surnom que lui valurent à l’âge du tableau noir sa mémoire et son brio de premier de classe- a de la ressource. Il s’en tire avec la lignée des républiques bleu-blanc-rouge et les avatars de la Ve. La suite du quiz? Fastoche. Combien de niveaux de gouvernement? Y a-t-il chez vous une cour constitutionnelle?
Plus tard, autre classique du genre, l’inauguration des nouveaux locaux de l’Institut français de Jo’bourg, en présence du chanteur Johny Clegg, francophile impénitent. Au moment de dévoiler la plaque commémorative, habillée d’un carré d’étoffe rouge, le maire de Bordeaux se montrera un peu plus prompt que son homologue du cru. De là à dire qu’il tire la couverture à lui…
“Le peuple sud-africain pourrait-il rester sourd à la détresse des Syriens?”
Cap maintenant, toujours au pas de charge, sur le South African Institute of International Affairs (SAIIA), prestigieux think tank. Là, Alain Juppé délivre, en anglais, un discours charpenté sur la “nouvelle gouvernance mondiale”. Sans pour autant escamoter l’actu. Pour preuve, cette référence explicite au régime de Bachar al-Assad, dont Pretoria a refusé de condamner les exactions au Conseil de sécurité de l’Onu: “Le peuple sud-africain, assène-t-il, est l’héritier du combat de l’ANC, qui fit appel à la communauté internationale pour sanctionner les actes de la petite minorité qui bafouait les droits fondamentaux de l’homme. Pourrait-il rester sourd à la détresse des Syriens et rester passif face aux crimes contre l’humanité commis dans leur pays?”
Suit une nouvelle séance de questions-réponses, moins enfantine celle-là. On y évoquera pêle-mêle Djibouti, le Somaliland, le Rwanda, l’ex-Zaïre et l’Eurozone. “A quoi ressemblera l’Europe dans une décennie?”, s’enquiert l’ambassadeur d’Autriche. “J’ignore ce qui se passera demain, esquive l’orateur. Il est sans doute moins risqué de prédire ce qui adviendra dans dix ans.”
Le marathon version Springboks s’achèvera quelques heures plus tard sous un ciel festonné d’étoiles, autour d’un tagine d’agneau. Cinq siècles avant notre ère, le vaillant soldat Philippidès avala au pas de course la quarantaine de kilomètres séparant la plage de Marathon d’Athènes, histoire d’annoncer aux siens la victoire sur les Perses. Puis, le devoir accompli, il s’effondra et périt d’épuisement. Gageons que “le meilleur d’entre nous” -Chirac dixit- songe à d’autres triomphes et qu’il envie moins le destin du messager que sa foulée.